FIANCÉS EN HERBE Comédie en un acte de Georges Feydeau
PERSONNAGES René (onze ans) Henriette (neuf ans)
Une salle d'étude quelconque. René et Henriette sont tous les deux assis vis-à-vis l'un de l'autre, à la table de travail qui occupe le milieu de la scène. Au fond, une fenêtre avec des rideaux blancs. Mobilier "ad libitum." Sur la table, des papiers, des livres de classe, des plumes et de l'encre.
Au lever du rideau, les deux enfants apprennent leur leçon les oreilles dans leurs mains et marmottent entre leurs dents : Maître corbeau sur un arbre perché... maître corbeau sur un arbre perché...
HENRIETTE, après un temps, relevant la tête.
Ah ! que c'est ennuyeux ! Ça ne veut pas entrer.
RENÉ
Moi, ça commence !... Je sais jusqu'à "fromage !" "tenait dans son bec un fromage."
HENRIETTE.
Deux lignes !... déjà !...
RENÉ.
Oui, et toi ?
HENRIETTE.
Moi, je commence un peu à savoir le titre.
RENÉ.
Oh ! tu verras, ça n'est pas très difficile... c'est très bête cette fable-là... c'est pour les petits enfants... mais on la retient facilement.
HENRIETTE.
Dis donc, tu les aimes, toi, les fables de La Fontaine ?
RENÉ, bon enfant.
Oh ! non... ça n'est plus de mon âge !
HENRIETTE, naïvement.
Qui est-ce qui les a faites, les fables de La Fontaine ?...
RENÉ, très carré.
Je ne sais pas !... il n'a pas de talent.
HENRIETTE, avec conviction.
Non !... D'abord pourquoi est-ce que ça s'appelle les fables de La Fontaine ?
RENÉ.
Pour rien... c'est un mot composé... comme dans la grammaire, "rez-de-chaussée, arc-en-ciel, chou-fleur".
HENRIETTE.
Haricots verts.
RENÉ.
Parfaitement !
HENRIETTE.
Eh bien ! moi j'aurais appelé ça "Fables des Animaux"... plutôt que Fables de La Fontaine... parce qu'il y a tout le temps des animaux... et qu'il n'y a presque pas de fontaines. Voilà !
RENÉ.
C'est évident... et on devrait le dire à l'auteur.
HENRIETTE.
Ah ! l'auteur, ce qu'il aurait fait de mieux, c'est de ne pas les écrire, ses fables ! car enfin c'est à cause de lui qu'il faut les savoir ; s'il ne les avait pas faites, on n'aurait pas à les apprendre... Et puis, à quoi ça sert-il, les fables ?
RENÉ.
Ah bien ! ça vous apprend quelque chose.
HENRIETTE.
Ah ! par exemple, je voudrais bien savoir ce que nous apprend le Corbeau et le Renard ?
RENÉ.
Mais cela t'apprend qu'il ne faut pas parler aux gens quand on a du fromage dans la bouche.
HENRIETTE.
C'est que c'est vrai... Oh ! je n'aurai jamais trouvé ça toute seule... Quelle bonne idée ont eue nos parents de nous mettre chez la même institutrice... comme ça, nous travaillons ensemble... c'est bien plus facile.
RENÉ.
Oui... il n'y a que l'institutrice qui ne me plaît pas... c'est une paresseuse... elle ne veut pas se donner la peine de faire nos devoirs.
HENRIETTE.
Qu'est-ce que tu veux, nos parents lui donnent raison !
RENÉ.
Et puis elle est cafarde ! Toujours : "Moussié René ! cé hêtre pas ti tout très pien, fous pas safoir son lezon ! Ché tirai cette chosse hà moussié papa !" et alors papa me prive de dessert. Elle est très embêtante !
HENRIETTE, tragique.
Ah ! ça n'est pas rose, la vie !
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